Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25/09/2016

Jules Supervielle, Le Corps tragique

     jules_supervielle.jpg   

                       Amour

 

Venant de tours indifférentes

Les regards des guetteurs s’échappent.

L’amour de l’homme et de la femme

Naît dans des citernes sans âme.

Combien faut-il d’obscurité

Avant que s’affrontent les corps

Tâtonnant vers leurs nudité

Et leurs plus obstinés trésors.

Les deux êtres soudain tout proches

Dardent leurs anguilles sous roche

Et, de feu sous les chastes cieux,

Croisent le fer voluptueux.

Les deux marées mâle et femelle

Rompent les digues de leur nuit

Formant un seul torse rebelle

Qui ruisselle de barbarie

Jusqu’à ce que le long des corps

Les mains lasses miment la mort.

 

Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans

Œuvres complètes, édition Michel Collot,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 603.

19/01/2016

Jules Supervielle, La Fable du monde

supervielle4.jpg

 L’enfant et la rivière

 

De sa rive l’enfance

Nous regarde couler :

« Quelle est cette rivière

Où mes pieds sont mouillés ;

Ces barques agrandies,

Ces reflets dévoilés,

Cette confusion

Où je me reconnais,

Quelle est cette façon

D’être et d’avoir été ?

 

Et moi qui ne peux pas répondre

Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.

 

Jules Supervielle, La Fable du monde, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade / Gallimard,

1996, p. 389-390.

17/10/2014

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

              Jules Supervielle, Les Amis inconnus, oiseau, arbre, regard, mort, peur

                                  L'oiseau

 

« Oiseau, que cherchez-vous, voletant sur mes livres,

Tout vous est étranger dans mon étroite chambre.

 

— J'ignore votre chambre et je suis loin de vous,

Je n'ai jamais quitté mes bois, je suis sur l'arbre

Où j'ai caché mon nid, comprenez autrement

Tout ce qui vous arrive, oubliez un oiseau.

 

— Mais je vois de tout près vos pattes, votre bec.

 

— Sans doute pouvez-vous approcher les distances

Si vos yeux 'ont trouvé ce n'est pas de ma faute.

 

— Pourtant vous êtes là puisque vous répondez.

 

— Je réponds  à la peu que j'ai toujours de l'homme

Je nourris mes petits,  je n'ai d'autre loisir,

Je les garde en secret au plus sombre d'un arbre

Que je croyais touffu comme l'un de vos murs.

Laissez-moi sur ma branche et gardez vos paroles,

Je crains votre pensée comme un coup de fusil.

 

— Calmez donc votre cœur qui m'entend sous la plume.

 

— Mais quelle horreur cachait votre douceur obscure

Ah ! vous m'avez tué, je tombe de mon arbre.

 

— J'ai besoin d'être seul, même un regard d'oiseau !...

 

— Mais puisque j'étais loin au fond de mes grands bois ! »

 

Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques complètes, édition sous la direction de Michel Collot, Pléiade, Gallimard, 1996, p. 300-301.

17/03/2012

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

imgres.jpeg

                    L'escalier

 

Parce que l'escalier attirait à la ronde

Et qu'on ne l'approchait qu'avec des yeux fermés,

Que chaque jeune fille en gravissant les marches

Vieillissait de dix ans à chaque triste pas,

— Sa robe avec sa chair dans une même usure —

Et n'avait qu'un désir ayant vécu si vite

Se coucher pour mourir sur la dernière marche ;

Parce que loin de là une fillette heureuse

Pour en avoir rêvé au fond d'un lit de bois

Devint, en une nuit, sculpture d'elle-même

Sans autre mouvement que celui de la pierre

Et qu'on la retrouva, rêve et sourire obscurs,

Tous deux pétrifiés mais simulant toujours...

Mais un jour l'on gravit les marches comme si

Rien que de naturel s'y était passé.

Des filles y mangeaient les claires mandarines

Sous les yeux des garçons qui les regardaient faire.

L'escalier ignorait tout de son vieux pouvoir

Vous en souvenez-vous ? Nous y fûmes ensemble

Et l'enfant qui venait avec nous le nomma.

C'était un nom hélas si proche du silence

Qu'en vain il essaya de nous le répéter

Et, confus, il cacha sa tête dans les larmes

Comme nous arrivions en haut de l'escalier.

 

Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques complètes,

édition publiée sous la direction de Michel Collot, Bibliothèque

de la Pléiade, 1996, p. 318.